Un article de Guillaume Guérard, professeur associé à l’ESILV, au sein du groupe de recherche Smart Grid et enseignant dans la majeure Nouvelles Énergies.
Les produits des énergies fossiles sont limités et le stock diminue rapidement. Vient alors la question de l’après-pétrole, ou comment effectuer une transition énergétique durable en limitant l’exploitation intensive du carbone. Le siècle à venir sera numérique et intelligent : « Les réseaux intelligents vont transformer les habitudes des consommateurs dans les années à venir », prédisait Philippe de Ladoucette, président de la Commission de Régulation de l’Énergie, en 2010.
Jeremy Rifkin parle de la troisième révolution industrielle comme seule solution mondiale possible à la crise énergétique et économique. Contrairement aux deux révolutions précédentes, il ne s’agit pas de nouvelles sources d’énergie.
Cet essayiste et économiste américain explique que cette transition énergétique se déroulera sur cinq fronts que nous pouvons résumer ainsi : le passage aux énergies renouvelables ; des centrales virtuelles ; des technologies de stockages adaptées ; une infrastructure de communication rapide ; une économie circulaire. Une révolution industrielle est un processus lent et couteux, souvent décrit par les générations suivantes, et cette révolution est bien souvent dénigrée, car incomprise.
Nous sommes déjà utilisateurs de nombreux objets alliant des technologies de communication, d’aide à la décision, d’apprentissage et de reconnaissance de l’environnement. Le développement du système électrique de demain se fera sur ces domaines. On parle alors de Smart Grid : un réseau décentralisé capable de s’adapter à son environnement et aux actions humaines pour optimiser la chaine énergétique.
Décentralisation des processus
La révolution sera liée au déploiement de la digitalisation tout au long de la chaine de valeur du système électrique. C’est elle qui permettra notamment d’intégrer au mieux les énergies renouvelables, de développer et d’améliorer la performance et la durabilité des procédés de stockage. Avec l’essor de la domotique, le consommateur sera associé au fonctionnement du système électrique en mettant ses capacités de flexibilité à disposition.
Le réseau se décentralise et la gestion de ce dernier se fera à toute échelle. Que ce soit les consommateurs, les écoquartiers, les véhicules électriques ou les centrales de production, chaque élément du réseau possèdera des outils d’aide à la décision. Ces derniers permettront d’obtenir un consensus entre l’offre et la demande en temps réel, et d’apprendre du comportement de chaque élément afin de fournir la meilleure solution en tout instant.
Les consommateurs sont alors consommacteurs dans le système. Il ne s’agit plus de contrôler la production pour palier à la demande, mais de gérer les consommations, devenues flexibles.
Les premiers pas des technologies intelligentes font l’apparition sur le marché, comme le compteur (état en Europe), le thermostat (du gadget au Dashboard), les couples EnR-batteries (dossier sur les couples), le véhicule électrique (doit-on encore parler des ZOE aux Tesla ?). Une gestion locale ne suffit pas à obtenir une modification du comportement global du réseau. Sans communication ou outils de gestion de systèmes complexes, le Smart Grid n’atteindra jamais ses objectifs principaux : aplanir la courbe de consommation, intégrer les énergies renouvelables et les batteries, garantir un équilibre de l’offre et la demande.
L’intelligence artificielle au service du réseau
Meilleure intégration des énergies renouvelables, augmentation de la puissance des lignes grâce à des outils de surveillance numérique et optique, géolocalisation des incidents à distance, ajustement en temps réel aux conditions météo, intégration optimisée des flux électriques d’origine éolienne ou solaire, remise en service accéléré en cas d’incident, les atouts d’une gestion intelligente sont nombreux.
Bien que la consommation globale soit en hausse, les gains potentiels du Smart Grid sont tels que les investissements devront être rentabilisés en quelques années.
Le Smart Grid n’est encore qu’à l’état de concept. La théorie se met peu à peu en place, et des nouvelles techniques sont développées afin de gérer en temps réel un système aussi complexe que le réseau électrique du futur. L’apprentissage machine, l’apprentissage profond et les techniques d’aide à la décision et de communication machine-machine-homme sont les points clés de la réussite du réseau intelligent.
De nouvelles thématiques de recherche sur les problématiques de l’Internet des Objets, du Big Data, de la Blockchain et de l’intelligence artificielle apporteront les outils nécessaires à leur usage dans le monde industriel.
Dans le secteur de l’électricité, la véritable révolution numérique commence à peine. Bien sûr, le digital y est présent depuis longtemps. Mais les transformations liées à la mutation structurelle du parc de production électrique, aux ruptures d’usages résultant du numérique et des objets connectés, vont avoir des impacts d’autant plus importants pour le système électrique qu’il était jusqu’alors extrêmement concentré. Pour le système électrique, l’ère du numérique sera l’ère de la flexibilité.
Consommer pour mieux consommer ?
Ces mutations dans la façon de gérer le réseau électrique ont aussi un cout en énergie. Les capteurs, les serveurs, les moyens de communication, les appareils intelligents sont autant d’outils consommateurs qu’ils sont performants et rapides dans leur calcul.
Une étude de juin 2015 de Capgemini Consulting pour l’ADEME évalue la consommation des NTIC pour l’amélioration de la connaissance et le pilotage du système électrique à une fourchette probable de 0,8TWh à 1,5 TWh entre 2020 et 2030 comme le montrent leurs schémas récapitulatifs ci-dessous. Si l’on ne prend pas en compte l’amélioration de la performance énergétique des NTIC (par une loi de Moore), nous atteindrons une consommation de l’ordre de 3,4 TWh en 2030 soit 2% de la consommation électrique moyenne française par foyer en 2016.
Les volumes et les flux de données de la sphère Smart Grid ne compteront que pour 0,1% à 1% de la data sphère française. Les datacenters représentent 5% de la consommation énergétique, en croissance de 5% par an. La consommation des centres de données pour le Smart Grid reste donc assez négligeable avec seulement 0.03TWh si l’on considère la consommation de tous les datacenters en France en 2015.
Les surplus de consommations dus à l’essor du Smart Grid ne sont pas négligeables et peuvent représenter quelques pourcentages de la production énergétique sur le territoire. Il s’agit d’estimation et l’essor des intelligences artificielles, de l’IoT et des technologies annexes comme les cryptomonnaies peut multiplier cette prévision. Face à cette hausse de la consommation, il est raisonnable de se demander si ce Smart Grid est vraiment rentable pour tout le monde !
Des gains non négligeables
Les citoyens sont parfois dubitatifs face à cette transition énergétique :
- Production massive d’énergie renouvelable et son l’impact carbone
- Production massive de batteries (utilisation de métaux rares et polluants)
- Décentralisation de la gestion de l’énergie
- Utilisation de compteurs intelligents et utilisation des données (la peur de l’IA).
Ces points font peur, et le point que nous venons de rajouter (augmentation de la consommation due à la transition numérique) ne va pas amoindrir les personnes perplexes. Alors il est logique de se demander si tout ceci est vraiment rentable.
La plupart des énergies renouvelables déjà en fonctionnement ne sont pas couplées avec des systèmes de stockage suffisamment flexibles. L’intégration de ces énergies erratiques peut perturber le réseau, et le dimensionnement de ce dernier devient complexe tant les EnR se situent parfois en dehors du réseau de transmission et de distribution. Même dans le cas où l’intégration est facile, il est complexe de caler cette production sur une consommation (souvent pas flexible).
Les perturbations ne sont pas dues qu’aux EnR, les batteries et la gestion de la demande peuvent elles aussi engendrer à grande échelle des perturbations dans le réseau. Cette mutation du réseau est pourtant nécessaire, et il semble évident que l’informatique et l’automatisation sont la seule solution pour éviter des erreurs en cascade dans le réseau.
Il n’est pas possible d’arrêter la transition énergétique qui s’opère ni la venue massive d’objets connectés, de télécommunications. La transition énergétique est une force créatrice d’emploi et une dynamique majeure de l’essor économique qui s’opère avec la transition numérique.
Si l’on souhaite parler en chiffres, les prévisions Enedis et ADEeF sont clairement en faveur du Smart Grid avec des bénéfices couvrant largement (jusqu’à 10 fois) les investissements comme le montre le tableau suivant.
Que ce soit les entreprises ou la recherche, il est de notre devoir d’être transparent avec le public. La transition énergétique n’est pas l’avènement d’un Skynet ni d’une singularité. La transition énergétique est bénéfique même si la croissance de la consommation énergétique grimpe en flèche. La transition énergétique doit garantir l’anonymat des données, la possibilité à l’autoconsommation et une l’économie circulaire.
La version originale de cet article a été publiée sur Le Monde de l’Energie.