Une tribune de Gaël Charreyron, Responsable de la majeure Informatique, Big Data et Objets connectés à l’ESILV, coécrite avec Sébastien Jacquot, Maître de conférences en Géographie, IREST, EA EIREST, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, initialement publiée dans The Conversation.
Dès la fin de la Première Guerre mondiale, les champs de bataille étaient visités, parallèlement à la réalisation de mémoriaux. Aujourd’hui, cette pratique apparaît plus institutionnalisée. On la qualifie de « tourisme de mémoire », et elle fait l’objet de projets de territoires, de collaborations entre institutions de différents pays.
La commémoration du Centenaire de la Première Guerre mondiale a renforcé ce type de projets dans le nord de la France et en Belgique, se traduisant par la réalisation d’un centre d’interprétation australien (Centre Sir John Monash) dans la Somme, le montage d’un dossier de candidature Unesco (sites funéraires et mémoriels du front Ouest de la Grande Guerre), la conception de circuits dédiés par les institutions touristiques locales et régionales, et enfin le développement d’agences spécialisées dans l’accompagnement des touristes, essentiellement anglophones, sur les champs de bataille (par exemple « Terres de Mémoire Somme Battlefield Tours » ou « Flanders Fields Battlefield Daytours »).
De nouveaux modes de commémoration
Si ces initiatives provoquent des critiques sur la marchandisation de la mémoire de la guerre, elles permettent de pluraliser les discours portés, à partir des différentes perspectives nationales qu’elles relient entre elles. En effet, l’espace commémoratif du Front ouest de la Première Guerre mondiale traverse plusieurs départements, régions et pays qui recèlent chacun des cimetières et nécropoles de différentes tailles (des carrés gérés par la Commonwealth War Grave Associations aux nécropoles nationales), mais également des monuments funéraires (à Thiepval, etc.), ou musées ambitieux (à Meaux ou Péronne).
Or ces relations entre les sites mémoriels sont également le fait des touristes qui les parcourent, s’inscrivent dans un circuit typique (tel le circuit du Souvenir) ou créent des itinéraires plus imprévus, à des échelles variables, locales ou internationales, traversant la frontière entre France et Belgique.
Analyse des commentaires du site TripAdvisor
Ces touristes parcourant les champs de bataille, lieux de mémoire dédiés et musées spécialisés expriment leur expérience via le partage de photos et récits sur les réseaux sociaux. L’étude de ces réseaux sociaux grâce aux méthodes du web scraping (extraction et structuration des données à partir des pages Internet, réalisées en avril 2018) nous a permis de caractériser les formes du tourisme de mémoire du point de vue des touristes et visiteurs eux-mêmes. Photos et commentaires sont ainsi analysés, après une anonymisation des pseudonymes de leurs auteurs.
Nous analysons les données issues de TripAdvisor – site Internet créé en 2000, permettant notamment d’avoir accès aux évaluations des hôtels, restaurants, attractions touristiques. Ces évaluations sont réalisées par les visiteurs eux-mêmes. En cela, TripAdvisor est symptomatique du passage d’une évaluation experte (type guide Michelin) à une évaluation par les pairs. Selon les données TripAdvisor, ce site rassemble en 2018 un total de 661 millions de commentaires en ligne, portées sur plus de 7 millions d’items. Les métadonnées associées à ces expressions numériques (géolocalisation, date, nationalité du contributeur, etc.) permettent de repérer des itinéraires types, des réseaux de sites, des pratiques différenciées selon les nationalités déclarées. Quant à l’étude des commentaires laissés sur le site web TripAdvisor à propos de ces différents lieux, elle permet de repérer les registres d’engagement et d’expression, et la façon dont le tourisme de mémoire est exprimé, raconté, à la façon d’un livre d’or en ligne.
La carte 1 montre la géographie de ces lieux mémoriels du Front Ouest, de la Belgique à la Meuse, leur concentration et leur hiérarchie du point de vue du nombre de commentaires sur le site TripAdvisor. Les sites et visites en Belgique regroupent plus de 16 500 commentaires, contre moins de 12 000 côté français (de la Meuse au Nord). En effet, les trois sites qui reçoivent le plus de commentaires sont localisés à Ypres, qui apparaît dès lors comme le centre de cette destination mémorielle : il s’agit du musée de la guerre in Flanders Field, du mémorial de la Porte de Ménin, et de la cérémonie Last Post de la Porte de Ménin, hommage aux clairons aux soldats du Commonwealth morts durant la Première Guerre mondiale qui a lieu tous les soirs à 20 heures. Côté français, les sites de mémoire qui reçoivent le plus de commentaires sont le mémorial de Vimy et le Fort de Douaumont. TripAdvisor fait ainsi apparaître la carte du tourisme de mémoire en mettant en évidence plusieurs sites, autour de Verdun et des Hauts-de-France, à la fois le long du Front (notamment dans la Somme) et plus en retrait (clairière de l’Armistice).
De façon générale, parmi les contributeurs déclarant leur origine, les Britanniques dominent largement, devant les Français et les Belges. Les Australiens, Canadiens et Néo-Zélandais figurent également en bonne position, au-delà de leur rang parmi les visiteurs du territoire : par exemple les Australiens ne sont que la 11e nationalité touristique dans les Hauts-de-France.
Des analyses détaillées par sites montrent une propension plus forte à commenter les sites mémoriels renvoyant à son pays d’origine. Par exemple, 73 % et 81 % des contributeurs du Musée franco-australien et de l’Australian War Memorial déclarant leur origine sont Australiens. Cela ne signifie pas qu’ils ne visitent pas d’autres sites : la présence des commentaires pointe simplement les sites qui font sens pour les visiteurs.
Le graphique 3 permet d’identifier les relations au sein de l’espace mémoriel, telles que dessinées par les pratiques contributives des visiteurs eux-mêmes. En effet, la largeur de chaque arête entre deux sites est fonction du nombre de contributeurs ayant commenté chacun de ces deux sites. Les arêtes représentent donc le nombre de contributeurs en commun.
En raison de leur taille (nombre absolu de commentaires) et de l’importance de leurs arêtes, certains sites apparaissent comme nœuds de cet espace mémoriel, passages obligés des parcours mémoriels. Si les relations entre sites permettent de distinguer comme sous-ensembles la zone en Belgique, la zone du nord de la France et la zone de Verdun, des arêtes connectent les sites de ces trois zones entre elles, indiquant des contributeurs en commun, et donc des circulations mémorielles entre la Belgique, le nord de la France et Verdun. Ces circulations font exister ce vaste territoire international comme destination mémorielle.
Quels rapports aux sites mémoriels ?
Enfin, l’extraction des commentaires triés par langues puis leur analyse lexicale (via le logiciel Iramuteq), permet de dégager les modalités du rapport des touristes aux sites mémoriels. Loin de ne commenter que l’accès, la qualité de l’accueil, le prix des billets, une grande partie des commentaires sur les sites mémoriels (champs de bataille, mémoriaux, musées) évoquent l’impression faite par le site et suscite des réflexions sur la guerre et le sacrifice des soldats.
Au Fort de Douaumont, 10 % des segments de texte évoquent les trous d’obus et l’impression qu’ils produisent sur les visiteurs, imaginant le déluge des obus, le bruit, tandis que 20 % des segments analysés évoquent les « conditions de vie des soldats ».
Imaginer, voir, se rendre compte : les verbes utilisés disent la force de la présence sur le site pour comprendre plus intimement le conflit, ramené à la figure du soldat. Les commentaires français du mémorial de Thiepval, à partir du caractère « impressionnant » de la liste des noms, débouchent aussi sur des réflexions sur l’horreur de la guerre, rapportée à la singularité de chacun des noms sur la liste des disparus.
Ces commentaires disent les récits communs portés sur le conflit, dans un espace commémoratif, à partir des impressions sensibles et réflexions suscitées par ces lieux.
Retrouvez les coordonnées de Gaël Charreyron et l’actualité du De Vinci Research Center.
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