Apprendre de Léonard – Partie 3. A l’occasion des 500 ans de la mort de Léonard de Vinci, les écoles du Pôle Léonard de Vinci reviennent sur les traces du génie pluridisciplinaire dont l’influence est encore ressentie aujourd’hui. « Sortons du cadre » avec Laure Bertrand, enseignant-chercheur en Ressources Humaines. Directrice des Soft Skills et des Services Pédagogiques Transversaux du Pôle Léonard de Vinci.
La créativité, l’originalité, l’innovation et la capacité d’apprendre à apprendre font partie des Top Soft Skills qui seront requis à l’horizon 2022, souligne la dernière étude internationale sur le futur des métiers, menée par le World Economic Forum. L’importance de ces mêmes compétences est confirmée par le chercheur François Taddéi (Fondateur du Centre de Recherches Interdisciplinaire), dans son récent ouvrage « Apprendre au 21ème siècle », où il valorise l’ouverture d’esprit, la curiosité et l’exploration hors des sentiers battus. Dans ce monde qui change très vite, il devient indispensable de s’entrainer à penser « out of the box » et à « sortir du cadre ».
Quittons la prospective et repartons dans le passé : il y a plus de 500 ans, un homme possède déjà ces qualités-là en abondance : c’est Léonard de Vinci. Il fait preuve en effet d’une formidable créativité et d’une imagination très originale. Il applique sa foisonnante capacité d’innovation à des domaines très variés et cherche toujours à en savoir davantage.
A l’ESILV, Ecole Supérieure d’Ingénieurs Léonard de Vinci, nous encourageons nos étudiants à développer ces compétences de créativité et d’innovation, en complément de l’indispensable socle scientifique et technique. Les secrets de Léonard, ce génie hors du commun, peuvent nous inspirer.
On peut déjà noter que l’incroyable créativité de Léonard de Vinci s’appuie sur son sens aigu de l’observation, sa pratique systématique de l’expérimentation, sa très grande capacité de travail.
En complément de ces premiers facteurs clés, toujours pertinents, nous proposons 4 conseils, issus des caractéristiques de Léonard de Vinci, qui nous semblent particulièrement utiles pour être capable de « sortir du cadre » :
- Explorer des domaines variés et pratiquer la « pluridisciplinarité »
- Décloisonner par « l’interdisciplinarité », et utiliser l’analogie pour développer son imagination
- Etre curieux comme un enfant et (se) poser des questions pour comprendre
- Savoir interroger les certitudes, et se remettre en cause
Conseil numéro 1 : Explorer des domaines variés et pratiquer la « pluridisciplinarité »
Léonard de Vinci est d’une curiosité sans limites. Son intelligence est toujours en éveil. Tout l’intéresse et il aborde, avec le même enthousiasme et la même ouverture d’esprit, des disciplines et techniques très différentes. Il creuse ensuite et approfondit chacune d’elles de façon très détaillée.
Voici quelques exemples des passions de Léonard :
- Les mathématiques: enfant, Léonard découvre à l’école d’abaque les mathématiques appliquées au commerce ; c’est la seule formation « théorique » qu’il recevra jamais. Son intérêt pour la géométrie s’exprimera plus tard dans ses plans de cathédrale, tout comme dans les proportions parfaites de l’homme de Vitruve.
- Les Arts: à 14 ans, Léonard est placé en tant qu’apprenti dans l’atelier de Verrochio. S’il pratique surtout la peinture – il va y créer ses premiers chefs d’œuvre – Léonard y côtoie aussi des sculpteurs, des potiers et des orfèvres et apprend leurs techniques. Cet esprit de « laboratoire » collaboratif alimente son ouverture d’esprit.
- La musique: il chante « divinement », selon ses contemporains et s’accompagne d’instruments de musique originaux qu’il a lui-même conçus, comme une lyre d’argent en forme de crâne de cheval ou encore un tambour-flute.
- Le théâtre: en 1482, à 30 ans, Léonard est envoyé à Milan, à la cour des Sforza, et il y brille par ses productions théâtrales : costumes, décors et chars. Ses machineries de rêve reflètent sa double motivation, autant mécanique qu’artistique.
- Les armes: pour le duc de Milan, il imagine des armes nouvelles, comme un char à faux, une arbalète géante ou un char d’assaut conique.
- L’architecture: pour reconstruire Milan, ravagée par la peste, Léonard propose en 1487 le plan d’une ville nouvelle idéale, avec pour objectif de lutter contre l’insalubrité, qui accélère la propagation de la maladie. Dans ce but, Léonard développe des inventions hydrauliques et urbanistiques visionnaires.
- La mécanique : les nombreuses machines inventées par Léonard expriment sa fascination pour le mouvement. Il dessine, entre autres, un engin de levage, un pressoir, un contrepoids pour la fermeture automatique des portes, des serrures. Il invente une machine à aiguiser les aiguilles. Il conçoit et fabrique un « odomètre », une machine totalement innovante qui permet de mesurer la distance parcourue.
- L’anatomie : dans un premier temps, Léonard s’intéresse au corps humain pour mieux le dessiner, mais il se passionne ensuite pour son fonctionnement, dans un esprit scientifique. A l’âge de 55 ans, il a l’ambition de publier un grand Traité d’anatomie et dissèque une vingtaine de cadavres dans ce but. Ses dessins anatomiques sont remarquables de précision.
Il ne s’agit que d’une brève introduction aux intérêts de Léonard, qui se passionne également pour l’optique, l’hydraulique, l’astronomie, …
On parle beaucoup aujourd’hui de « sortir des silos », pour être capable d’affronter l’inconnu et d’innover. La première étape de ce décloisonnement est de faire comme Léonard de Vinci, c’est-à-dire de s’intéresser à des domaines variés. Bien évidemment, la Science a tellement progressé depuis la Renaissance, qu’il serait difficile d’embrasser autant de sujets que Léonard, mais une dose de pluridisciplinarité est indispensable.
Deux exemples de la pluridisciplinarité à l’ESILV :
En complément de leur formation scientifique, tous les étudiants bénéficient de formations Soft Skills sur des thèmes comme la connaissance de soi ou les relations humaines dans l’équipe.
Par ailleurs, certains d’entre eux se forment aussi au Management par un double-diplôme ingénieur-manager, ESILV-EMLV.
Conseil n°2 : Décloisonner par « l’interdisciplinarité », et utiliser l’analogie pour développer son imagination
Léonard de Vinci ne se contente pas de s’intéresser à de multiples sujets : il les compare, il les associe, et il crée de l’Art, et de la Science, par cette combinaison.
Léonard procède en effet par analogies, c’est le fondement même de sa démarche artistique et de sa pensée scientifique. Il cherche des ressemblances entre des objets ou entre des phénomènes, des motifs qui seraient récurrents (analogie « positive »). Il s’intéresse aussi aux différences entre des objets proches (analogie « négative »), qui peuvent apporter des éclairages nouveaux.
Sur le plan artistique, ces analogies stimulent l’imagination de Léonard et favorisent sa « créativité combinatoire ». Léonard compare et associe des éléments entre eux, pour créer une forme nouvelle. Un lézard se voit affublé de membres d’autres animaux, et devient un monstre.
Ces analogies lui permettent également d’aller plus loin dans l’expression d’un trait. Comme par exemple l’expression de la fureur et de la férocité. C’est en 1504, Léonard prépare la fresque de la bataille d’Anghiari et il veut montrer l’animalité des instincts humains dans le combat. Pour y parvenir, il compare, dans son dessin, la fureur de l’homme à celle du lion et du cheval.
Sur le plan scientifique, Léonard utilise les analogies pour mieux comprendre la structure d’un objet, les caractéristiques d’un phénomène. Et pouvoir ensuite élaborer des théories.
Par exemple, le corps humain est, pour Léonard, l’occasion de nombreuses analogies. Il compare les veines et artères avec les ramifications des systèmes digestif, urinaire et respiratoire ; l’écoulement du sang avec celui des fleuves. Léonard établit aussi des analogies entre le corps humain et les machines, le mouvement des muscles pouvant alors s’analyser selon des règles mécaniques.
L’étude des mouvements et boucles de la chevelure lui sert à comprendre les forces qui créent les tourbillons de l’eau. En observant le vol des oiseaux et en comparant l’anatomie des oiseaux avec celle des hommes, il trouve l’inspiration pour concevoir ses machines volantes.
Au fur et à mesure qu’il avance dans les différentes disciplines, Léonard voit davantage les relations qui existent entre ses différents travaux et développe de plus en plus le recours à l’analogie. Il rapproche l’étude du vol des oiseaux de celle des mouvements de l’eau. « Pour donner une science véritable du mouvement des oiseaux dans l’air, il faut d’abord donner la science des vents, que nous établirons à travers les mouvements de l’eau en elle-même » écrit-il en 1513.
A la Renaissance, l’analogie est un mode de pensée répandu. Néanmoins, Léonard l’utilise de façon beaucoup plus systématique de ses contemporains, comme un moteur essentiel de son inventivité. Et surtout, ce qui est remarquable, c’est qu’il en fait une véritable méthode scientifique, qui lui permet d’établir des hypothèses, qui pourront ensuite être confirmées ou infirmées par l’expérimentation.
Ce travail de mise en corrélation permanente, que fait naturellement Léonard, permet de créer des ponts entre les disciplines, ce qui est une définition de l’interdisciplinarité. Léonard a initié « l’hybridation des compétences », si valorisée aujourd’hui dans le monde professionnel et éducatif, car elle permet d’élaborer des connaissances et pratiques nouvelles.
Entrainement à l’interdisciplinarité à l’ESILV : Une dizaine de semaines pédagogiques, pendant le cursus ESILV, organisées en formations et semaines Hackathon, permettent la réalisation de projets transversaux. Les étudiants ESILV y travaillent en équipes mixtes, avec les étudiants des deux autres écoles du Pôle Léonard de Vinci : l’école de Management (EMLV) et l’école du Digital (IIM). Ils mettent en commun leurs visions et leurs compétences, pour produire un résultat collectif.
Conseil n°3 : être curieux comme un enfant et (se) poser des questions pour comprendre
Pour nourrir son inlassable curiosité, Léonard de Vinci pose sans cesse des questions aux autres et à lui-même. Il note ces questions, pour ne pas les oublier, et les 7200 pages denses de ses foisonnants carnets témoignent de son extraordinaire capacité à s’interroger sur ce qu’il observe.
Léonard écrit dans ses carnets les informations très diverses qu’il cherche à obtenir, sous forme d’injonctions à lui-même, par exemple :
- « Demande au maître d’arithmétique de te montrer comment créer un carré à partir d’un triangle»
- « Demande à Benetto Portinari comment ils marchent sur la glace en Flandre»
- « Fais-toi expliquer par un maître en hydraulique comment réparer une écluse, un canal et un moulin à la façon lombarde».
Il y transcrit aussi les questions qu’il se pose, les problèmes qu’il cherche à résoudre, par exemple :
- « Pourquoi le poisson dans l’eau est-il plus rapide que l’oiseau dans l’air, alors que le contraire devrait se produire, attendu que l’eau est plus pesante et plus dense que l’air».
- « Pourquoi un édifice environné de nuages parait plus grand»
- « Décris la langue du pivert»
Comme Léonard de Vinci, il faut cultiver l’art précieux de savoir (se) poser des questions. Nous naissons tous avec cette capacité naturelle au questionnement : entre 3 et 5 ans, c’est l’âge des « Pourquoi ». « Pourquoi le ciel est bleu ? » et autres questions essentielles, nées de l’observation. Il faut entretenir et encourager cette aptitude, pour qu’elle perdure. C’est le moteur de la compréhension du monde, de l’apprentissage, de la science. Et nous avons vu que « apprendre à apprendre » est aujourd’hui une compétence indispensable du 21ème siècle.
Entrainement au questionnement à l’ESILV : l’école a adopté de façon active les nouvelles pédagogies, qui mettent l’étudiant en situation d’acteur et favorisent son questionnement, comme par exemple la classe « inversée », la classe « renversée », les mises en situation, les ateliers de CoDéveloppement, la pratique du Word Café, … Par-dessus tout, la pédagogie par projets, fondatrice à l’ESILV (un projet ingénieur en équipe chaque année, sur les 5 ans), crée les conditions d’une véritable autonomisation des étudiants, qui doivent apprendre à se poser les bonnes questions pour avancer.
Conseil n°4 : savoir interroger les certitudes, et se remettre en cause
Léonard de Vinci démontre une profonde liberté d’esprit face aux certitudes, celles des autres, tout comme les siennes. Il est en recherche de vérité, et veut confirmer la théorie par l’expérimentation.
Il ne veut rien affirmer sans l’avoir au préalable vérifié par l’expérience. La nature est « le maitre des maitres » dit-il. Tout d’abord, Léonard a du recul par rapport à l’ordre établi. Il a un statut un peu marginal, par rapport à l’ordre établi : il est fils illégitime, gaucher, homosexuel.
Mais surtout, son statut de « bâtard » lui ferme la porte des études supérieures. « Je suis un homme sans lettres », revendique-t-il avec fierté. C’est une exagération, car il est boulimique de connaissances, mais cette formule traduit le fait qu’il se forme seul, en autodidacte. Il apprend seul le latin et dévore les livres.
Léonard valorise le savoir que l’on acquiert par soi-même, davantage que celui qui est enseigné de façon théorique. Il se méfie de ceux qu’il appelle « les copieurs et trompeteurs des œuvres d’autrui ». Léonard se passionne pourtant pour les découvertes des autres, mais il ne les croit pas sur parole. Il veut questionner les savoirs théoriques, en les mettant à l’épreuve de l’observation et de l’expérience.
Mais Léonard se méfie également des expérimentateurs qui n’ont aucune connaissance théorique. Il n’appartient pas à une seule école de pensée plus qu’à une autre et ne suit pas les rails tracés par d’autres. Son travail est un dialogue permanent entre la théorie et la pratique, la déduction et l’induction, dans un processus créatif. Léonard a la même exigence envers lui-même. Si une de ses théories ne résiste pas à l’épreuve des faits, il l’abandonne, faisant preuve d’honnêteté intellectuelle et de courage.
L’exemple flagrant est sa théorie du modèle analogique du microcosme et du macrocosme, sur l’existence de correspondances entre le fonctionnement du corps humain et le fonctionnement de la Terre. Léonard va explorer cette théorie pendant plus de 20 ans. Puis, au début des années 1500, il va progressivement réaliser que des expérimentations invalident cette conviction. Il ne parvient pas, par exemple, à quantifier les marées, qui sont la « respiration de la terre », à partir de la respiration humaine et du volume supposé des poumons. Il remet en cause alors ses certitudes, puis abandonne cette théorie.
Léonard de Vinci est inspirant par sa capacité à la remise en cause des savoirs, une remise en cause qui est fondée sur le travail, l’analyse et l’expérimentation. Cette capacité à la remise en cause traduit ouverture d’esprit et flexibilité intellectuelle. Elle est nécessaire aujourd’hui, comme condition de la créativité. C’est aussi un moteur essentiel pour apprendre à apprendre, et pour penser autrement.
Entrainement à la « remise en cause » à l’ESILV : les étudiants ESILV sont formés à pratiquer régulièrement la réflexivité. Toute expérience vécue, individuelle et collective (projet d’équipe, stage, vie associative) est l’occasion d’une relecture systématique, accompagnée par les professeurs et coachs Décrire ce qui s’est passé, en comprendre les causes, identifier les points de progrès, en tirer des enseignements pour le futur. On apprend de ses réussites comme de ses erreurs. Toute expérience peut être utile, à condition de la regarder avec lucidité, dans une perspective d’amélioration continue.
Avec ces 4 conseils, laissons-nous guider par Léonard de Vinci pour « sortir du cadre » et préparer le 21ème siècle.
Laure Bertrand
Enseignant-chercheur en Ressources Humaines. Directrice des Soft Skills et des Services Pédagogiques Transversaux du Pôle Léonard de Vinci (EMLV, ESILV, IIM)
Bibliographie :
- Léonard de Vinci, par Daniel Arassse (Editions Hazan, 2003)
- Léonard de Vinci, la Biographie, par Walter Isaacson (Editions Quanto, 2019)
- Léonard de Vinci : pourquoi il fascine toujours (Magazine La vie, Hors-Série, juin 2019)
- Apprendre au 21ème siècle, par François Taddéi (Calmann-Lévy, 2018)
This post was last modified on 3 juillet 2019 2:30 pm