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Les « expériences » d’Airbnb, la vie rêvée des autres

Gaël CHAREYRON, Responsable du département d’enseignement et de recherche Informatique, Big Data et Objets connectés de l’ESILV, Pôle Léonard de Vinci – UGEI et Sébastien Jacquot, Maître de conférences en Géographie, IREST, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

En mars 2017, Airbnb a diversifié son offre, proposant des « expériences » : acheter du poisson pour préparer du sashimi à Tokyo avec un client régulier du marché, cuisiner et déguster une paella avec une habitante de Barcelone, découvrir la vie des abeilles avec un apiculteur dans le Sacramento, ou découvrir l’art du mime ou du street art à Paris… Ces expériences sont présentées comme des échanges avec un hôte, avec Amin, Andrea, Chabane, Toshi, Sara, dont la durée, le programme et le nombre maximal de participants sont précisés, ainsi que le prix, parfois plus de 100 euros par personne.

On pourrait y voir un approfondissement de la logique revendiquée d’Airbnb : la rencontre avec l’Autre et la découverte plus authentique de la destination, débordant la seule sphère de logement (« vivez là-bas comme des locaux »). Une autre perspective y verrait les logiques croissantes d’« uberisation ». L’habitant met en location temporaire non plus une chambre ou son appartement mais aussi une partie de son temps, ses savoir-faire ou simplement partage son temps de loisirs contre rémunération, permettant parfois des compléments de revenu substantiels, tandis que se poursuit la mise en prix et marché de nouveaux pans de la vie sociale.

Le documentaire sur le tourisme à Berlin, WelcomeGoodbye, réalisé par Nana Rebhan, expose une situation fictionnelle limite, celle d’un Berlinois louant sa vie pour une courte période à des touristes. S’agit-il alors d’adopter la vie des autres ? De l’appartement à la façon de faire ses courses, ses pratiques sportives et culturelles, ses goûts et pratiques culinaires ?

Quels précédents ?

Mais reprenons le fil : cela fait-il réellement rupture ?

En 1992, Lynn Brooks, une habitante new-yorkaise, fonde Big Apple Greeter. Cette association regroupe des habitants qui proposent des visites bénévoles de leur territoire, essentiellement de leurs espaces du quotidien, prolongeant éventuellement la visite par un verre ou repas échangé. La visite avec un Greeter se distingue de la visite classique par l’accent mis sur sa propre façon de résider quelque part, mais aussi par sa dimension non-marchande. À partir de New York, de nombreuses villes dans le monde ont vu éclore de telles initiatives : Buenos Aires, Shanghai, Sidney, Nantes, Paris (Parisiens d’un jour), etc. Alors que certains regroupements de guides professionnels craignent une concurrence déloyale, les Greeters sont parfois soutenus par des acteurs publics qui y voient une façon de changer l’image de la destination et de ses habitants.

Dans les années 2000, l’expression « tourisme créatif », mise en avant notamment par Greg Richard fait son apparition, désignant une forme de tourisme dans laquelle les visiteurs expriment ou développent leur créativité sur leur lieu de séjour, souvent accompagné par des habitants disposant d’une expertise artistique ou culturelle. Développée à Barcelone, Paris et Rome dans un premier temps, à travers le Creative Tourism Network, l’expression se diffuse aussi au niveau mondial, entrant en résonance avec l’idée d’un touriste pensé comme désormais actif durant son voyage. De façon plus large, le tourisme créatif pourrait être analysé comme un avatar du « tourisme expérientiel », qui découle de l’idée d’un marketing expérientiel, mettant en avant la relation avec le produit ou le service, plus que les qualités intrinsèques de ce dernier.

Un tourisme différent

Airbnb n’est d’ailleurs pas positionné seul sur ce développement de plateforme de réservation d’activités et d’« expériences » : les plateformes généralistes (Booking, Kayak) intègrent désormais la réservation d’activités (par exemple des billets d’entrée), tandis que d’autres plateformes se sont spécialisées sur des expériences proposées par des habitants (de Trip4real racheté par Airbnb à lovlilocals ou MeetJune).

Enfin, de nombreuses campagnes promotionnelles reposent sur le présupposé de touristes recherchant un autre tourisme, hors des sentiers battus et des districts touristiques, à la découverte des espaces du quotidien, marqué par une volonté de rapports plus authentiques. Ainsi, cette mise en avant des « expériences » semble être la version marchande des Greeters, doublé d’un approfondissement des logiques du tourisme créatif, prenant acte du tournant expérientiel et de la volonté d’explorer des territoires et pratiques qui ne sont pas d’emblée et unilatéralement touristiques. Bref, plus une synthèse marchande et globalisée de nouvelles tendances par un groupe mondialisé en situation dominante qu’une réelle rupture.

Imaginaires touristiques

Mais le développement des expériences peut être analysé sur un autre plan, celui de la caractérisation des destinations et de leurs imaginaires, dans un registre attendu quand il s’agit d’acheter du poisson à Tokyo et réaliser une paella à Barcelone, et plus inattendu dans l’apprentissage de la cuisine africaine avec des réfugiés d’une métropole européenne, la visite d’un musée avec un humoriste stand-up, ou le coaching style à Saint-Mandé. Là aussi doit-on en attendre un renouvellement des imaginaires touristiques et des modes de promotion ?

La circulation des imaginaires touristiques s’est opérée de façon diversifiée, par les récits de voyage, les affiches et publicités (par les entités publiques ou les tour operator), les guides touristiques, les photos, etc. La présence sur le site Airbnb de cet onglet « expériences » proposant en vrac tout un ensemble d’activités décalées, de la visite classique du quartier historique ou du site culturel est-elle là aussi en rupture avec ces circulations antérieures ? Si les premiers guides mentionnaient d’abord des itinéraires et des commodités permettant le voyage (horaires et itinéraires ferroviaires, haltes et hébergements conseillés), la dimension expérientielle des voyages est rapidement mise en avant, aussi bien dans les récits de voyage que dans les guides touristiques. Ainsi le guide Baedecker de Paris 1878 suggère une visite des abattoirs de Villette et des marchés aux bestiaux attenants, une flânerie dans les bazars parisiens, la fréquentation des bals publics costumés (« tout ce qu’il y a de plus excentrique »), une attention aux cris de Paris, « du matin au soir », ou même la visite de la morgue pour apercevoir les corps exposés.

Des touristes avec leur guide à Petra (Jordanie).
Daniel Case/Wikipédia, CC BY

La destination ne se limite pas à ses aménités les plus classiques, elle est déjà présentée comme expérience possible. De fait, cette « nouveauté » de l’idée d’expérience peut surprendre. L’expérience est la connaissance théorique ou pratique issue de la relation avec le monde, et par extension désigne le vécu, en tant qu’il favorise cette acquisition de connaissances. L’ensemble du temps touristique peut être vécu comme expérience et expérimentation. D’une certaine façon, mettre l’accent par le mot « expériences » sur certaines activités vise surtout à les autonomiser et les constituer en services ou produits, comparables et transposables, et évaluables à travers le décalage possible entre la promesse et le vécu.

Une subjectivité assumée

La différence se fait plutôt dans le mode d’écriture : à un narrateur supposé expert qui expose l’intégralité des possibilités, et qui est effacé dans le texte (pas de « je »), se substitue la mise en avant d’une pluralité d’intermédiaires locaux, chacun proposant une façon de visiter et expérimenter la destination. L’expérience est vécue comme interaction. De plus, la production de la confiance ne réside plus dans l’objectivité et la compétence supposées du guide, mais dans une subjectivité assumée, et multipliée : multiplicité et personnalisation (par la photo, l’usage du prénom, la vidéo qui montre la situation) des intermédiaires, mais aussi des usagers qui laissent leur propre commentaire sur le site Airbnb. Cela s’inscrit en prolongement de la rupture occasionnée par le web 2.0 en matière de prescription touristique (ou de restauration, de critique de film, etc.), et le passage de l’expertise objectivée à l’expertise des pairs.

Ces transformations contribuent-elles à une promotion renouvelée des territoires ?

D’abord, elles se distinguent de la promotion institutionnelle par une mise en équivalence de toutes les expériences, partout dans le monde, relevant plutôt de la logique du catalogue d’un tour operator, et organisé par grandes destinations urbaines. Les 1882 expériences proposées mi-septembre 2017 concernent 36 destinations, sur tous les continents (Le Cap et Nairobi en Afrique par exemple).

Paris est la destination proposant le plus d’expériences (169, plus 7 immersives), suivi par Barcelone (161) et Tokyo (160). Airbnb propose douze catégories d’expériences. Les thématiques « cuisine et boissons » et « arts et design » dominent largement, tandis que « vie nocturne », « mode », « musique » ou « bien-être » sont des propositions expérientielles moins présentes.

L’expérience Airbnb.

Mais chaque destination se distingue par la part respective de chacune : plus de « mode » à Paris, de « nature » à Seattle, Los Angeles ou Sidney, plus d’« art de vivre » à Tokyo. Pour Paris, les lieux explicitement mentionnés sont les must-seen de la promotion touristique habituelle mais visités de façon plus insolite (croissants sur les toits de Montmartre, jogging devant la Tour Eiffel…). Les propositions valorisent surtout une expérience alternative d’éléments déjà reconnus comme spécifiquement parisiens (la mode, la gastronomie). Bref l’expérience promise concerne plus un autrement qu’un autrepart.

La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.

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