En quasi-intégralité l’article que Cyril Grunspan, responsable du département ingénierie financière de l’ESILV a publié dans le magazine L’Expansion (n°814, mai 2016).
Blockchain. Le mot est aujourd’hui à la mode. Il nourrit des rapports gouvernementaux et fait la une de certains journaux qui imaginent des scénarios futuristes mais sans chercher véritablement à cerner l’origine du concept et à l’approfondir. L’objet de cet article est d’opérer une clarification en plongeant au coeur de ce qu’on nomme la cryptofinance et notamment l’exemple du bitcoin.
Parmi les questions naturellement évoquées, qu’est-ce qu’une blokchain ? Y-a-t-il une ou plusieurs blochains possibles ? A quoi sert-elle ? Quels sont les initiatives prises dans le monde au cours des dernières années ? Les grandes banques d’investissement méprisent-elles ce concept ? Quels sont les enjeux sous-jacent ?
Retour sur le Bitcoin
Des « cypherpunks »…
Le Bitcoin – avec un grand B – est un réseau pair à pair (où chaque client est aussi un serveur) permettant l’échange d’une monnaie digitale, le bitcoin – avec un petit b. L’annonce de sa création en a été faite par l’énigmatique Satoshi Nakamoto le 31 octobre 2008 sur un forum de cryptologues avertis, sur internet (encore disponible sur www.metzdowd.com).
Plusieurs tentatives de monnaie numérique avaient eu lieu avant Nakamoto mais elles avaient toutes échoué. Certaines solutions partielles avaient néanmoins été avancées. Elles auraient pu fonctionner mais elles supposaient presque toujours l’existence d’une topologie particulière sur le réseau – un noeud central comme avec l’ancien réseau Napster par exemple – ou une autorité suprême en qui tous les acteurs peuvent avoir confiance – une banque centrale en somme.
Ces solutions non seulement échouaient en pratique mais n’étaient pas non plus satisfaisantes d’un point de vue intellectuel pour la communauté de « cypherpunks » (dont Satoshi Nakamoto semble se revendiquer) qui s’est notamment illustrée avec la création et la promotion du logiciel PGP de chiffrement grand public. Nakamoto ne promet-il pas « un nouveau territoire de liberté » avec son invention ?
… aux généraux byzantins !
Il réussit le tour de force de créer un réseau monétaire entièrement décentralisé, sans serveur central et pour des participants qui pourraient rester totalement anonymes, résolvant du même coup une forme du problème dit des généraux byzantins, un problème réputé difficile sur lequel s’était notamment penché Leslie Lamport, un grand chercheur en informatique américain, lauréat du célèbre prix Turing en 2013 (il n’existe pas de prix Nobel en informatique).
Le Bitcoin met en pratique plusieurs avancées techniques notables en cryptographie, mais il est piquant de constater que l’on a surtout retenu l’idée d’une « blockchain » alors que l’expression ne figure pas dans l’article original de Nakamoto.
Certes, il s’agit bien de construire un registre et d’y ajouter régulièrement de nouveaux « blocs » enchainés aux précédents, comme un écrivain qui n’écrirait qu’une page plus ou moins mécaniquement à période régulière, certes les mots « blocs » et « chaines » sont redondants dans son article mais l’expression « blockchain » n’y figure pas et semble avoir été employée la première fois sur le forum précité (et encore en deux mots « block chain ») par Hal Finney, un grand cryptologue américain aujourd’hui décédé.
La solution par la blockchain
Des horodateurs…
Cette technique de « blockchain » aujourd’hui portée aux nues n’est en réalité pas une complète nouveauté.
Elle consiste, pour un horodateur – c’est-à-dire pour une machine dont la fonction est d’apposer régulièrement un sceau numérique sur des documents (par exemple pour authentifier des nouvelles versions d’un logiciel) – à regrouper en un seul paquet tous les documents à certifier.
Plutôt que de mettre un tampon dix fois de suite sur dix documents distincts les uns à la suite des autres, on préfère regrouper ensemble les dix documents et « tamponner » le tout.
Lorsque l’on est amené à repoduire cette manipulation régulièrement, on remplit de fait une suite de blocs, chacun des blocs comportant l’empreinte du précédent ainsi que sa date de création. Il faut en effet pouvoir prouver par exemple qu’un logiciel donné est bien la nouvelle version d’un autre, de sorte que la nouvelle preuve cryptographique d’existence est liée à la précédente qui est elle-même liée aux plus anciennes…
Les blocs forment des ensembles de preuves d’existence. Cette technique remonte aux années 90 et aux travaux de Haber et Stornetta que cite Nakamoto.
Des brevets sur ce thème ont semble-t-il été déposés à cette période aux Etats-Unis. La blockchain n’est pas une invention du Bitcoin mais c’est le Bitcoin qui l’a rendu célèbre.
… aux monnaies numériques !
Comment comprendre le lien entre horodateur et monnaie numérique ?
Il faut d’abord se convaincre que l’argent digitalisé ne peut être « anonyme » et comporter seulement une indication de valeur à l’image d’un billet de banque. En effet, si tel était le cas, l’utilisation d’un simple copier-coller aurait un effet dévastateur : il permettrait de créer de la fausse monnaie telle une vulgaire photocopieuse… Il faut donc déjà que chaque centime existant porte la marque de son propriétaire et donc, puisque tout s’échange, qu’une pièce de monnaie numérique puisse être vue comme une suite de signatures électroniques.
Il n’y a pas d’autres façons de faire si l’on veut vivre dans un monde totalement numérique. Verser de l’argent revient alors juste à écrire le nom du bénéficiaire et signer la transaction, soit le même mécanisme bien connu que celui qui consiste à envoyer un simple courrier électronique.
Dans ce modèle, on ne peut créer ex-nihilo de l’argent. La seule façon de « voler » consiste à avoir connaissance de la clé secrète qui gère le compte d’un autre utilisateur, de même que l’on peut se faire pirater sa boite de courrier électronique parce qu’une personne mal intentionnée en a découvert le mot de passe.
Cependant l’escroquerie reste possible. Avec de l’argent précédemment reçu et de mauvaises intentions, on peut toujours signer une transaction pour acheter un téléphone portable puis quelques instants après en signer une autre avec le même argent de départ pour acheter une place de théâtre en ligne. Chaque vendeur ne serait pas en mesure de voir que l’on cherche à réaliser ce qui porte le nom de « double dépense ». Et, puisqu’il n’existe qu’une seule blockchain possible et qu’elle ne peut contenir qu’une des deux transactions, au final un des vendeurs se fera escroquer en se retrouvant avec une (fausse) transaction sans valeur…
Dans le cas où il existe une autorité de confiance sur le réseau, il lui suffit de passer en revue ceux qui ne sont encore que des projets de transaction, d’approuver les transactions légales et rejeter les tentatives de double dépense. Cette haute autorité approuverait l’achat du téléphone portable mais rejetterait l’achat du billet de théâtre venu après. De sorte que cette autorité passerait son temps à certifier des transactions en se comportant comme un horodateur, produisant une « blockchain ». Et un vendeur n’enverrait son bien de consommation qu’après avoir vu inscrite la transaction dont il est le bénéficiaire dans ce registre.
Cette autorité n’ayant qu’une parole, il ne suffirait que d’une seule vérification dans la blockchain pour être certain de la réalité de la transaction. Tel est le fonctionnement d’une cryptomonnaie, c’est-à-dire une monnaie digitale dont la sécurité est fondée sur des algorithmes de cryptographie.
Une blockchain sans tiers de confiance
La blockchain la plus longue…
En l’absence d’autorité de contrôle, les choses sont à priori plus compliquées. Satoshi Nakamoto propose une solution ingénieuse qui fonctionne en pratique avec plus de sept ans d’existence.
La version 0.1 du logiciel est sortie le 8 janvier 2009. Elle est basée sur un simple calcul de probabilité. Pour la comprendre, notons que puisqu’il n’y a personne de disposé à vérifier les transactions, il faut être en mesure de le faire soi-même et donc, tout doit être public. Chaque noeud du réseau doit être en mesure de récolter rapidement toutes les traces de toutes les transactions possibles. D’où l’importance de la qualité du réseau pair à pair.
Ensuite, si l’on veut conserver l’idée d’une blockchain, c’est-à-dire d’un grand livre vivant constitué d’une suite de transactions , il faut que tout le monde puisse écrire dessus. Se pose alors le problème de déterminer la vraie blockchain. Si tout le monde peut en produire une, laquelle choisir ? La règle veut que l’on choisisse la blockchain la plus longue, c’est-à-dire celle qui a le plus grand nombre de blocs.
Avant d’enregistrer une nouvelle page de transactions (un nouveau bloc), on repère d’abord la blockchain la plus longue disponible sur le réseau puis on écrit à la suite. (En réalité, le protocole sélectionne la chaine de blocs la plus compliquée à établir en terme de « difficulté » mais cela revient pratiquement à distinguer la chaine de blocs la plus longue en pratique).
De cette manière, on définit l’unicité de la blockchain. A un moment donné, plusieurs peuvent être en concurrence (on parle de « fork ») mais avec le temps, il en existera une qui grandira plus vite que les autres et ces dernières finiront par être abandonnées. Cela n’élimine pas telle quelle la possibilité de double dépense. Il faut absolument éviter qu’une personne mal intentionnée puisse effacer une transaction d’un bloc (par exemple l’achat du téléphone portable) ce qui la laisserait libre de disposer de son argent pour un autre achat (par exemple une place de théâtre).
Dans la peau de Satoshi Nakamoto…
Puisque tous les blocs se suivent et sont infalsifiables dans une blockchain, cette manipulation reviendrait à « déchirer » les dernières pages du registre (celles qui contiennent l’achat du téléphone) et d’écrire rapidement plusieurs autres pages à la suite pour produire une blockchain de longueur supérieure (et qui contiendrait dans ses dernières pages l’achat de la place de théâtre). Il faut donc d’une certaine manière inciter les personnes honnêtes à écrire rapidement sur la blockchain et rendre difficile la possibilité de se faire doubler par un escroc.
Comment inciter les gens à écrire sur le registre tout en rendant cette tâche suffisamment compliquée pour que l’on ne puisse pas s’amuser à déchirer des pages et les remplacer très vite par d’autres ?
Il existe une solution simple et naturelle pour inciter les gens à continuer à écrire sur le registre et à allonger la blockchain : il suffit de les rémunérer à l’aide de cette monnaie. C’est ainsi que chaque création de bloc donne lieu à une création monétaire. Et, puisque c’est toujours la blockchain la plus longue qui gagne, c’est celui qui écrit le plus vite qui est rémunéré.
S’il ne s’agissait que d’une question de vitesse, ce serait la loi du plus fort. L’ordinateur le plus puissant gagnerait toujours, et cela découragerait les utilisateurs de prendre part à la maintenance de la blockchain. Il faut donc créer et encourager une blockchain réunissant les trois conditions suivantes :
- écrire une nouvelle page de la blockchain doit être une tâche compliquée, plus compliquée que simplement vérifier des historiques de transactions ;
- le premier qui y parvient doit être récompensé d’une manière ou d’une autre ;
- la récompense doit être d’une certaine mesure aléatoire pour que ce ne soit pas systématiquement l’ordinateur le plus puissant qui gagne.
Eurêka : la preuve de travail !
La solution s’appuie sur la notion de preuve de travail dont le concept fut inventé à l’origine pour combattre le spam et les « dénis de service » sur internet. Une preuve de travail est en quelque sorte une preuve d’existence demandée à un humain ou à une machine afin de ralentir son accès à un service. C’est en quelque sorte une énigme à résoudre comme celui du Sphinx à Oedipe… Si un ordinateur veut accéder à un de mes services et réaliser une tâche comme m’envoyer un courrier électronique, il doit au préalable passer par un « péage » et payer de sa puissance de calcul. Comme autre exemple de preuve d’existence familier des usagers d’internet, citons les captchas qui sont des tests de Turing.
On ralentit l’accès au service en l’obligeant à résoudre un problème compliqué qu’il finit par résoudre en mobilisant une certaine puissance de calcul (dont l’unité est le flop). De plus ce péage ne peut être absolument déterministe comme écrire « 1 2 3 4 5 6 » à la file et identique pour tous les ordinateurs car là encore ce serait la loi du plus fort, le plus gros ordinateur gagnerait toujours.
L’idée est de créer, pour chaque machine qui souhaite écrire sur la blockchain, un problème qui lui soit propre et qu’elle ne peut résoudre qu’en testant de manière aléatoire toutes les solutions possibles – de sorte qu’un ordinateur avec une faible puissance de calcul ait toujours une chance de gagner.
Proposer un problème différent pour toutes les machines est chose naturelle car les pages qu’elles se proposent d’écrire sont nécessairement différentes. En effet toutes doivent faire apparaître parmi l’ensemble des transactions disponibles au moins une transaction unique et bien particulière, celle qui stipule la création de monnaie au bénéfice de celui qui vient d’écrire la nouvelle page sur la blockchain…
La preuve de travail proposée par Nakamoto s’appuie sur la fonction de hachage SHA 256 mais il est inutile ici de rentrer dans les détails. Notons seulement que cette fonction de hachage, dans sa définition, mélange entre eux des blocs de texte – à l’image d’un cuisinier qui mélangerait la pâte d’un gâteau – de sorte que la notion de bloc d’informations est une notion bien familière en cryptographie.
L’attaque Sybill
Les ordinateurs les plus puissants sont naturellement avantagés mais les plus faibles ont quand même une chance de gagner la course au nouveau bloc.
En fait, chaque acteur de la blockchain a une probabilité de succès proportionnelle à la puissance de calcul de son ordinateur (ou de ses ordinateurs qu’il peut faire fonctionner pour lui) de sorte qu’on peut parler de « loterie ».
Dans ce cadre, l’attaque dite de Sybill bien connue en théorie des réseaux pair à pair et qui consiste pour une seule machine à multiplier les identités et chercher à nuire de l’intérieur est inopérante. On peut certes multiplier les points d’entrée mais on ne peut pas tricher sur la puissance de calcul de son ordinateur qui ne peut tourner en surrégime…
De plus, les probabilités d’événements indépendants s’additionnant, le système ne devient réellement déséquilibré que si un escroc arrive à mobiliser plus de 51% de la puissance de calcul de l’ensemble des participants à la loterie, ce qui est en pratique impossible…
En excluant donc cette possibilité, à moins qu’un État comme la Chine ou les Etats-Unis ne décide lui-même de prendre part à la maintenance de la blockchain (en attendant la sortie du super « exacalculateur » américain voulue par Barak Obama, aujourd’hui l’ordinateur le plus puissant du monde est chinois et développe une puissance de calcul de près de 40 petaflops, à comparer aux dix millions de petaflops environ généré par le réseau Bitcoin), on voit apparaître une forme de consensus en mouvement qui prend la forme d’une blockchain sur laquelle est écrit la vérité qui met tout le monde d’accord.
On parle de consensus distribué.
La ruine du joueur
Pour comprendre que la double dépense est quasiment impossible, mettons-nous à la place de l’escroc, appellons-le Bob, qui a reçu son téléphone portable et souhaite s’acheter une place de théâtre en plus. Entre le moment où il a signé la première transaction et celui où il a pris possession de son téléphone portable, plusieurs blocs ont été rajoutées à la blockchain, par exemple 6 pour fixer les idées.
Cela signifie concrètement que le vendeur a attendu 6 confirmations d’existence de transaction sur la blockchain avant de donner le droit à Bob de récupérer son téléphone portable. Il faut en effet savoir qu’il est très facile d’interroger la blockchain. On peut l’explorer avec un moteur de recherche comme le fait Google avec Internet.
Pendant ce temps d’attente, Bob a travaillé de son côté et eu le temps de rajouter dans son coin 3 blocs à la blockchain intitiale. On fait en effet l’hypothèse qu’aucun escroc sur terre, pas même Bob, ne peut mobiliser à lui seul plus de puissance de calcul que l’ensemble des personnes honnêtes de sorte que Bob avance moins vite que la blockchain « officielle ».
Il se retrouve alors dans une situation semblable au joueur de casino qui joue au jeu suivant avec la banque : à chaque tour, une pièce de monnaie est lancée. Cette pièce est truquée en faveur de la banque.
Si la banque gagne, elle remporte la pièce. Sinon, c’est Bob. Par ailleurs, à l’instant initial, la banque part avec un avantage : on suppose qu’elle est dès le départ plus riche que Bob de plusieurs pièces. Ce problème est une variante du problème dit de la ruine du joueur en mathématiques.
On peut montrer dans ces conditions que Bob n’a pratiquement aucune chance de rattraper son retard face à la Banque et de devenir plus riche qu’elle. Mathématiquement, la probabilité de réussite d’une double dépense tend exponentiellement (c’est-à-dire très rapidement) vers zéro avec le nombre de confirmation constaté par le vendeur. Ce calcul se trouve à la fin de l’article de Nakamoto.
« Dans le Temps ! »
Ainsi fonctionne la blockchain du Bitcoin. Je ne rentre pas dans les détails des preuves de travail proposées dont la difficulté est régulièrement adaptée aux succès précédents. En moyenne, il faut attendre environ dix minutes avant de découvrir un nouveau bloc. Je n’explique pas non plus la manière de regrouper les transactions entre elles au moyen d’un arbre de Merkle.
Pour simplifier l’exposé, j’ai aussi cru bon d’appeler « écrivains », ceux qui rajoutent des nouvelles pages à la blockchain. On les appelle d’habitude des mineurs car, étant rémunérés en cas de succès par de la création monétaire, tout se passe comme s’ils découvraient de l’or tels des mineurs dans une mine… Le lecteur qui souhaite aller plus loin trouvera en ligne un excellent cours de plus de trois cents pages rédigés par toute l’équipe de cryptographie de Princeton.
Plusieurs variantes du Bitcoin (Litecoin par exemple) ont été proposées sans toutefois rencontrer – du moins pour l’instant – le même succès. Toutes respectent les trois conditions énoncées plus haut : « péage » pour écrire et mécanisme de récompense aléatoire.
A la différence d’une blockchain maintenue par une banque centrale, il faut plusieurs vérifications dans la blockchain avant de s’assurer qu’une transaction donnée est bien enfouie sous un nombre conséquent de blocs et donc qu’elle est définitivement enregistrée.
Ainsi s’établit un consensus « dans le temps » comme dirait Proust ; un temps dont l’ordre de grandeur est donné par le nombre de blocs de la blockchain et qui peut s’accélerer subitement avec un écrivain frénétique ou au contraire ralentir avec un écrivain en panne d’inspiration… Il n’y a pas de temps précis.
On ne peut pas dire qu’un réel consensus s’établit toutes les dix minutes. Tout n’est qu’une affaire de probabilité. Au bout de six vérifications, la cause est semble-t-il totalement entendue. Il n’y a raisonnablement plus d’escroquerie possible à la double dépense.
Au delà du Bitcoin
Un bilan ?
Quel bilan faut-il tirer de l’aventure du bitcoin et des autres monnaies numériques ? D’abord un constat. Annoncé mort à de multiples reprises, le Bitcoin est toujours là et 15 millions de bitcoins y circulent.
Pour l’heure, sa blockchain est la plus sûre de toutes les blockchains existantes. S’il doit mourir, ce sera victime de son succès. L’enjeu pour lui est d’être capable d’augmenter la taille de ses blocs afin de permettre l’enregistrement d’un nombre plus important de transactions.
Aujourd’hui, elle ne peut enregistrer que 300 000 transactions par jour, ce qui est peu par rapport à ce que permet VISA par exemple. La start-up canadienne Blockstream, fondée par Adam Back (cryptographe cité par Nakamoto dans son article) et qui vient de recevoir 55 millions d’Axa, a proposé une solution qui semble reprise par la communauté bitcoin (« segregated witness »).
Elle a aussi proposé de créer des chaines collatérales (« sidechain ») pour résorber les embouteillages possibles dus aux transactions en attente d’enregistrement. Certains parlent également de remplacer les « preuves de travail » par des « preuves d’état » moins coûteuses en énergie. Sans même parler du gaspillage, aujourd’hui, les Chinois pour lesquels les coûts énergétiques n’entrent pas en compte sont nettement avantagés dans la course au nouveau bloc…
Le Bitcoin dépend de paramètres dont rien ne dit qu’ils ont été optimisés.
Pourquoi attendre en moyenne dix minutes entre chaque bloc et non cinq ? Pourquoi le nombre de bitcoins devrait-il être limité à vingt-et-un millions et non vingt deux ? Pourquoi la récompense aux mineurs devrait-elle être divisée par deux tous les 210 000 blocs et non 220 000 ?
Le Bitcoin et toutes les cryptomonnaies n’ont pas été suffisament étudiés du point de vue de la recherche académique. Sept ans d’existence, certes, mais pas sept ans de réflexion universitaire et dans des journaux spécialisés.
Le monde académique
Mais sur ce point les choses bougent, surtout aux Etats-Unis. Les universités de Princeton et Stanford se sont lancés dans la création de cours en ligne de qualité avec la participation des plus grands cryptologues des Etats-Unis. Gavin Andresen, le scientifique en chef de la fondation Bitcoin (et seul à posséder une « clé d’alerte » héritée de Nakamoto) a rejoint l’ « Initiative pour les Devises Digitales » à l’intérieur du « Media Lab » du MIT sous la direction de Brian Forde, ancien conseiller de la Maison Blanche. L’université de Pittsburgh vient de créer la revue Ledger (registre en anglais) avec un comité éditorial choisi.
Et la France ? Rien. A part quelques séminaires à l’Ecole Normale Supérieure, aucun recrutement universitaire, aucun cours sérieux pour scientifiques dans des masters. Ou presque. A l’Ecole Supérieure d’Ingénieurs Léonard de Vinci, nous avons été les seuls l’an dernier à donner cours sur ce sujet et nous espérons maintenant créer en plein coeur du quartier d’affaires de la Défense un centre de recherche sur ce thème à l’image de celui qui vient de s’ouvrir à l’Imperial College, à Londres. C’est cela ou rester spectateur de la recherche qui se fera ailleurs avec toutes les retombées possibles.
Citons également l’entrée en scène de la fondation Linux et son projet « Hyperledger ». Tous les scientifiques reconnaissent l’importance de la découverte de Nakamoto : il a apporté une contribution fondamentale à la jeune théorie des protocoles de confiance distribués.
Quelle qu’en soit l’issue, l’aventure du bitcoin restera dans l’Histoire comme une expérience sans précédent de création monétaire : un jour, un total inconnu a écrit un article de huit pages, sur une liste de cryptographie obscure, qui a changé le monde…
Un nombre important de développeurs travaillent à poursuivre l’oeuvre de Satoshi Nakamoto. Aujourd’hui, on n’en est qu’à la version 0.12 – même pas 1.0 ! L’ensemble des bitcoins représentent
entre 5 et 10 milliards de dollars. Auxquels il conviendrait de rajouter près de dix milliards d’investissement en faveur de start-up se proposant de reprendre cette technologie. Car il y a peut-être plus ambitieux encore que de créer une cryptomonnaie…
Blockchain, vous avez dit blockchain ?
Rappelons le problème général qui est celui des généraux byzantins : engendrer de la confiance parmi un ensemble de participants anonymes disposées de manière à priori aléatoire, sans « point » central et sans tiers de confiance. Ce problème est très difficile. Satoshi Nakamoto parvient à le résoudre dans le cadre particulier d’un réseau monétaire. Il incite les « honnêtes gens » à prendre part à la maintenance du système en les rémunérant et rend extrêmement compliqué – en pratique impossible – le travail des escrocs.
Par contre, si l’on se place dans un autre cadre, avec par exemple des acteurs bien identifiés ou un tiers de confiance, le problème est beaucoup plus simple. S’il ne s’agit que de construire une base de données distribuée, on sait faire depuis longtemps. Et inutile d’avoir recours aux subtilités des preuves de travail.
Ainsi, lorsque l’on évoque le mot « blockchain », il faut savoir de quelle blockchain il s’agit.
Récemment, Digital Asset Holdings, une start-up dirigée par Blythe Masters une ancienne opératrice de marché de JP Morgan au passé sulfureux puisqu’elle est à l’origine de la création des premiers Credit Default Swap (largement évoqués dans la crise des subprimes) a réussi une levée de fonds de plusieurs centaines de millions de dollars (BNP Paribas notamment y a pris part) en promettant d’apporter la technologie « blockchain » aux principaux acteurs du monde de la finance. Des partenariats avec des grandes bourses mondiales ont été annoncées.
Mais on ne connait pas les détails des projets. S’agit-il vraiment de mettre en place un réseau décentralisé anonyme sans tiers de confiance ? On peut en douter… Aujourd’hui, « blockchain » n’est pas seulement une machine à créer de la confiance comme l’a dit justement le magazine anglais The Economist, c’est aussi un mot clé à la mode permettant des levées de fonds spectaculaires…
La blockchain comme notaire
Écrire dans une blockchain revient à graver dans du marbre.
Dès le début, il était clair que l’on pouvait enregistrer autre chose qu’une liste de transactions financières.
Pour preuve, comme un pied de nez aux banques, dans le bloc genesis de la blockchain du Bitcoin, Satoshi Nakamoto a souhaité y inscrire l’empreinte numérique de la « une » du Times du 03 janvier 2009 expliquant que les banques sont au bord de la faillite (« The Times 03/Jan/2009 Chancellor on brink of second bailout for banks »)…
Tout le monde peut profiter de l’existence et de la sécurité du Bitcoin pour certifier des documents : acte de mariage, de décès, cadastre, testaments, diplômes etc., ce qui permet facilement d’établir de la confiance sur internet.
Les contrats intelligents
Ce n’est pas tout. On communique avec le réseau Bitcoin au moyen de scripts. Ces scripts font appel à un langage de programmation. Le script d’une transaction financière constitue en lui-même un petit programme très simple : Alice verse tout de suite 1 bitcoin à Bob par exemple.
Mais on peut imaginer d’autres programmes.
Par exemple, Alice verse 1 bitcoin à Bob dans 3 mois si l’avion qu’il doit prendre dans une semaine pour aller à Philadelphie a plus de trois heures de retard… On voit apparaître la possibilité de nouvelles formes de contrat, des « contrats intelligents » et des « oracles » qui sont des variables aléatoires externes au réseau. Ici, la durée du retard éventuel de l’avion de Bob. Mais un « oracle » peut aussi être un objet connecté.
Couplé avec l’internet des objets, le protocole blockchain promet des changements de société majeurs. Cela peut être un frigidaire qui commande directement et sans intermédiaire à un supermarché des biens de consommations qui risquent de manquer.
Un jeune canadien d’origine russe passionné du bitcoin lorsqu’il était adolescent explique maintenant au monde que le réseau Ethereum qu’il vient en partie de créer permet d’écrire plus facilement que le Bitcoin des scripts pour de tels contrats… Il a réussi à convaincre des programmeurs qui se lancent dans son sillage dans des start-ups basés sur Ethereum.
La sienne vient de lever plusieurs centaines de millions de dollars et le cours par rapport au dollar de la jeune monnaie, Ether qui sert de combustible au réseau vient de s’envoler. Sa valeur a été multipliée par cinq en quelques semaines… A quand la première bulle Ethereum ?
Que font les banques d’investissement ?
En pratique, rien. Ce n’est pas que la technologie ne les intéresse pas mais les directeurs de l’innovation semblent prêcher dans le vide.
Certes, elles ont pris des parts dans la compagnie Digital Asset Holding citée plus haut. Elles se sont aussi lancées dans un projet qui a fait grand bruit en octobre dernier : la création d’une grande blockchain entre elles, à travers un projet intitulé R3-CEV. Mais on n’en sait rien de plus.
On les imagine mal produire une nouvelle monnaie. En guise de blockchain, elles ne reprendront sans doute que l’idée d’une monnaie égale à une suite de signatures électroniques.
Pourtant la technologie blockchain pourrait leur rapporter gros comme l’a révélé un rapport de Santander publié l’an dernier.
D’abord, c’est en interne, la perspective d’une refonte globale de leur coûteux « back-office ». Ensuite, c’est la possibilité de se passer des chambres de compensation. Celles-ci prospèrent depuis la crise des subprimes et le règlement européen EMIR (ou Dodd-Frank pour les Etats-Unis).
Mais dans un monde où l’on sait maintenant que l’on peut se passer de tiers de confiance, leur importance est appelée à disparaître.
Enfin, au delà des banques d’investissement, il est légitime de penser à une blockchain privée gérée en commun par les principales banques centrales, ce qui permettrait de répondre instantanément et de manière concertée à un début de crise financière mondiale.
Des pièces colorées
Toute transaction étant publique, on peut reconstruire l’historique d’un ou d’une fraction de bitcoin depuis sa création par un mineur, ce qui revient à l’isoler mentalement (la plus petite fraction possible d’un bitcoin s’appelle le « satoshi » ; il correspond à 0, 00000001 bitcoin). On peut isoler ainsi du reste du réseau certains bitcoins dits colorés (« colored coins »).
Leur différence essentielle par rapport aux bitcoins est qu’à priori leur nombre est constant et ne sont pas soumis à la création monétaire : on ne peut pas créer des pièces colorées.
En leur attribuant artificiellement une signification issue du monde réel, on peut ainsi faire circuler très simplement toutes sortes d’actifs bien éloignés des bitcoins comme par exemple des titres de propriété, des actions ou des obligations.
Toute la finance dans son ensemble peut ainsi bénéficier de la sécurité apportée par les algorithmes de cryptographie. La cryptographie est tout simplement en train de redéfinir les possibilités de faire du commerce en établissant de la confiance sur internet. Plus d’intermédiaire pour envoyer de l’argent à l’autre bout de la planète. Plus besoin d’attendre une semaine. Frais de transaction nuls ou quasi-nuls. Nous ne sommes qu’au début de la cryptofinance.
Internet et Blockchain
Plusieurs possibilités réellement innovantes de la blockchain ayant été mises à jour (contrats intelligents, cryptofinance), certains parlent d’une nouvelle révolution à l’image d’internet. Y aura-t-il une seule blockchain (la blockchain du Bitcoin, de Ripple ou d’Ethereum ?) ou bien des blockchains privées ? Certains estiment que les blockchains privées n’ont pas plus d’avenir que les intranets
apparus au début des années AOL et disparus avec lui… L’avenir le dira.
Quoiqu’il en soit, regardons un peu l’histoire d’internet.
Que reste-t-il des travaux précurseurs de Louis Pouzin et du projet français « Cyclades » des années soixante-dix ? Que reste-t-il des recherches de Tim Berners-Lee au CERN et du « world wide web » inventé en 1989 ?
Sous l’impulsion de l’administration Clinton, internet qui n’est pourtant pas une invention américaine s’est marchandisé et est passé sous contrôle américain avec l’ICANN à la tête de la gouvernance qui dépend directement du département du commerce américain.
Aujourd’hui la France, suite aux révélations de Snowden notamment, demande à revenir sur cette gouvernance. Mais le « mal » est fait. Google, Amazon, Twitter, Facebook sont les conséquences de la passivité et la division des Européens dans les négociations avec les Américains au début des années quatre-vint-dix. Aujourd’hui disons-le, l’Europe est devenue une colonie numérique américaine tout comme elle l’est déjà du point de vue financier. Le travail d’une banque d’investissement européenne ne consiste-t-il pas aujourd’hui à optimiser ses ratios réglementaires imposés par Bâle 3 et à financer l’économie américaine en achetant des obligations américaines plus rentables qu’ailleurs (avec l’argent de la BCE et loin des besoins de l’économie européenne) ?
La blockchain, au contraire, est un logiciel libre. Si l’on ne veut pas qu’elle connaisse le même sort qu’internet compte-tenu des recherches déjà engagées outre-atlantique, il est temps de soutenir ceux qui la font vivre : développeurs, chercheurs, entrepreneurs.
Un premier pas pour une reconquête de l’indépendance européenne ? L’enjeu économique est peut-être en effet beaucoup plus vaste qu’il n’y paraît.